Second trio de textes

COMME UN ENVOL
DE NÉNUPHARS

L’eau

L’eau, le mouvement languide de l’eau. Liquide en équilibre, la coupe est pleine. Ou pas. Sur le point de déborder. Ou pas. Nul ne sait où nous en sommes. A commencer par nous-même. A godiller à la force des poignets à la poupe de notre navire. Poussant notre avantage à la limite de notre énergie, énergie volatile, énergie susceptible de nous glisser des mains dans l’instant…. Mais quel avantage ? Il suffirait de se laisser aller à la surface même de cette eau. Suspendu.e entre ciel au-dessus, et terre en dessous, loin. A la merci d’un renversement de situation. D’un cul par-dessus tête salvateur, qui nous ferait voir l’eau solide. Qui nous ferait voir la terre et le ciel confondus dans un même fleuve clair. En perte de repères, car la rive est loin, nous sommes en visite dans des confins où léviter sans fin….

Peut-être en perte de tout, pour mieux partir vers des ailleurs inconnus, à la recherche de notre vacuité. De notre vulnérabilité si précieuse, de notre ouverture. En étoile de mer sur l’eau, nous ne fixons à cet instant que le firmament au-dessus de nous. Offert.e.s au soleil, qui nous materne de ses rayons doux comme un miel de lavande.

Origine

Le massage est en cours et nous ne pouvons situer ni son origine, ni sa longitude ou sa latitude. Ni la musique qui le berce. Ou encore moins la nature de ces mains qui parcourent notre corps comme un kayak lent manœuvré par un Inuit dans le pack de glace. A trouver le passage idéal, à s’inscrire dans la bonne mesure, à se fondre dans un iceberg haut et profond. Cet iceberg qui, il y a quelques minutes encore, nous barrait la route. Et qui maintenant se fait loukoum. Les arêtes s’aplanissent, les écueils sont éconduits à la porte. Et la fine poudre qui marquait encore la trace de notre passage tout à l’heure, s’est dissoute, aspirée là-haut. Dans la lumière jaune et aveuglante de ce soleil enveloppant.

Impossible de revenir en arrière, mais n’est-ce pas le sens de ce chemin précieux qui nous emmène hors de nous-mêmes ? Pour mieux nous faire revenir, vers nous-mêmes, par une boucle sensible, inscrite dans les étoiles ?

Quand le massage tantrique se fait porte ouverte vers l’Univers….

LA DANSE
DE L'ACCUEIL

Corps devant soi

Corps devant soi, au creux des draps. Il est calme, tranquille, ce matin, cette nuit. Comme un paysage mouvant, parfois vallée, montagne et talweg, parfois plaine étirée jusqu’à l’horizon. Plaine ponctuellement creusée ou plantée de reliefs. Dessinant au fil de sa narration des rives abruptes plongeant dans le lit sensible des rivières. Des envolées infinies s’y perdent dans la brume des altitudes.

A l’aborder, on prend le risque de se perdre, de le perdre. De passer à côté. On prend le risque de s’en retrouver à la frontière, parce que guidé là pour nous montrer la sortie. Parce que non bienvenu.e. L’aborder relève d’un voyage qui se mérite. Voyage dans un temps qui s’écoule avec sa temporalité propre, temps qui ne s’égrène jamais de façon identique.

Si on l’aborde de façon rapide, à escalader ses flancs en grandes envolées rugissantes, toutes en équilibres précaires… en se raccrochant aux branches, on peut, ou pas, se retrouver rapidement sanglé.e à la tyrolienne de redescente. Tandis que s’entend, derrière soi, un soupir de contentement saluant ce départ rapide.

S’il est abordé de façon plus sensible, avec respect et écoute, la découverte et l’accueil prennent une autre couleur. Et le paysage change. Apparaissent alors des chemins à la vue initialement masqués. Des replats suspendus au-dessus du vide, d’où l’on peut gagner des promontoires. De là, d’un seul regard, on peut embrasser une vue où se conscientise le miracle d’être là. Dans le cadre d’un consentement par essence fragile.

Redescendre et écouter.

Se promener émerveillé.e sur cette peau si sensible. Saluer et honorer chaque parcelle de ce territoire immense. Souvent inexploré, souvent laissé dans une ombre qui tient de l’abandon, de l’inconscience du miracle. Se dessinent alors ponctuellement des sentes invisibles, comme de paysage de toundra, où le blanc de la neige se juxtapose à celui du brouillard, transformant tout sentier en chemin de connexion. Nul GPS dans cette pérégrination qui s’inscrit dans l’errance sensible. Car cette sensibilité seule donne les clés de ce voyage en terre émotionnelle, qui fait s’éloigner des côtes, la certitude absolue de pouvoir se repérer sous la voûte infinie des étoiles amies. Amies comme elles pouvaient l’être pour ces peuples marins tahitiens au long de leurs pérégrinations sans fin sur l’océan.

Parfois, au long de ce corps, on est gagné.e par l’inquiétude, et on aimerait savoir où l’on va. Orienter volontairement ses pas sur le chemin d’un savoir-faire, chemin maintes fois parcouru. Au point que la peau y peut être moins sensible parce que le toucher est ici attendu. Et que s’y déclenche ce compte à rebours tellement connu, tellement pavlovien de cet enchaînement de sensations que n’émaille plus aucune surprise. Alors qu’il faudrait gagner les rives de lâcher-prise.

Et les jours de particulière anxiété, on se fantasme audacieux-se, on aimerait se lancer dans une impro inspirée… mais en conservant dans l’œil de la lunette, l’objectif à atteindre, toujours dans l’obsession du « faire ». Même si l’on sait que l’objectif tue l’impro par le chemin qu’il suggère, et la temporalité qu’il, finalement, impose. De la même façon qu’on ne peut créer les conditions du lâcher prise comme acte volontaire, on ne peut glisser dans l’improvisation sensible si les lumières clignotantes de la piste d’envol balisent ne serait-ce qu’un possible chemin.

La pénombre

Il faut accepter de partir dans la pénombre, entre chien et loup. Quand les seules lumières sur le chemin ne sont que de possibles lucioles éclairant une combe douce. Le passage comme à gué d’une articulation. Un col qui se dessine là-haut, où, momentanément, s’esquisse la tentation de s’alanguir. Parfois disparait, dans l’ombre, ce à quoi on s’attendait et parfois surgit, devant soi, un petit creux que l’on pensait être ailleurs. Nul risque pour soi de se blesser, éborgner par une branche ou de se faire agripper par une ronce : ce corps reste pour le moment dans l’accueil, à l’écoute de qui l’aborde dans la douceur.

A ce stade, donc, nulle griffe sortie, nulle épine saillante. Et le sentier est doux sous le pas, la nuit accueillante autour de soi. Il faut accepter d’y partir sans sa carte, ses bâtons de marche. Sans la certitude même d’arriver quelque part. Ouvrant devant soi le champ d’un possible de la rencontre. A parcourir ce corps d’une main sensible et calme, acceptant le plaisir de l’exploration, la tentation de la surprise dans la confiance. En faisant attention à là où l’on se pose.

Et parfois, cœur rempli d’amour, on sent la peau caressée, parcourue. Communicant, par une infime contraction, qu’une écoute s’est éveillée quelque part, dans ce corps univers sensiblement cartographié. Indiquant que les ponts levis, quelque part, en cette terre de rencontre, sont peut-être relevés. Quelque part. Dans ce paysage encore silencieux où la Nature de soi reste accueillante parce que respectée et reconnue, abordée dans l’ouverture.

Et parfois aussi, la conscience soudaine s’impose, que tout devient frémissement autour de soi, que des ondulations infiniment sensibles font vibrer ce chemin où l’on se trouve. Quand tout, aux alentours, se suspend à l’instant. Le paysage bouge et tremble, comme mû par une pulsation profonde. Tandis que s’esquisse devant soi, écartant les frondaisons de part et d’autre, les contours d’une clairière, que rien ne laissait présager. Car visible au (à la) seul.e voyageur et voyageuse inscrit.e dans le miracle en cours.

L’invitation à

Et peut-être alors, seulement alors, serez-vous invité.e.s à vous poser au sol, pour regarder, ébloui.e, celui ou celle qui vous offrira, à vous seul.e parce qu’à cet instant choisi.e, sa belle et subtile Danse de l’Accueil.

EXTIMITÉ

Timidité.

Wikipedia m’informe : Chez l’humain, la timidité désigne une forte réserve, un repli sur soi voire un sentiment d’insécurité que certaines personnes expérimentent lorsqu’elles se trouvent au contact de leurs semblables ou qu’elles parlent à d’autres personnes.

Timidité / intimi(di)té / intimité. Ce que ta timidité dit de ton intimité.

Qui l’on est nous questionne perpétuellement. On essaie de se mettre en phase avec ce qui nous entoure. De créer une sorte de plateforme commune qui nous inclurait dans le concert du monde…. Mais à ce faire, on se heurte à notre propre timidité, état qui nous invite à, ou nous impose de nous protéger. En nous excluant de ce contact potentiellement trop osmotique qui nous fait peur.

A défaut de notre intimité, on se retrouve donc dans une forme d’extimité. C’est à dire dans un vécu de cette intimité, travesti par une stratégie de mise en contact. Dans l’espace de cette extimité, on se crée de toutes pièces un personnage, un peu comme Goldorak, construit pour interagir dans un contexte donné.

Et on interagit.

Souvent en plein leurre de ce que nous sommes. S’imaginant, gourou, maitr.e.sse à penser, leader de je ne sais quoi, aligné.e sur ce que l’on professe, s’imaginant fort.e, puissant.e, s’imaginant tel.le que l’on aimerait être, allant jusqu’à s’illusionner totalement sur soi. On connait tou.te.s des personnes comme ça.

Mais on n’est que face au reflet déformé de ce qu’est l’autre, dans le bric à brac de sa construction. Et non de ce qu’iel est, tout au fond. Parce que dans ce fond, qu’y a-t-il d’autre que cette petite fille ou ce petit garçon apeuré qui tente, via la prise de commande de cet avatar, d’avoir prise sur sa propre vie ? En écrivant ça, je vois comme un défilé devant mes yeux. Et je ne m’exclue pas de ce défilé, à certaines époques de ma vie. Nombre d’hommes et de femmes croisé.e.s, partiellement aveuglé.e.s par la construction qu’ils ont mise en place, parce que, tout simplement, fragiles. N’ayant parfois jamais osé travailler sur eux-mêmes pour sortir de leurs propres illusions et accéder à leur sécurité de connexion.

Quand deux enfants se rencontrent et se cooptent dans leur extimité, qu’est-ce, sinon un dialogue de presque dupes, chacun légitimant l’autre dans son illusion ?

Alors que faire ?

Peut être simplement être conscient que cette personne en face de soi n’est pas totalement dans la compréhension que l’on projette sur elle. Qu’elle tourne un peu autour d’elle même, que notre propre trajet en orbite autour de nous-même n’a pas vocation à voir, en contrepartie, tout le monde dans son axe. Et qu’il importe d’identifier notre axe. Nous sommes tous et toutes des étoiles timides gravitant selon une orbite plus ou moins serrée autour de nous même. Et il suffirait peut-être d’oser désaxer légèrement celle-ci pour avoir l’opportunité de se rencontrer.

Une personne que j’ai récemment massée me fait ce retour : « Et tout s’est passé autrement, tout est allé à l’inverse de ces sensations ou projections de départ. Une fois dans le moment présent, une fois accueillie par toi, tout m’a paru simple. Comme si une autre langue se faisait entendre, une autre partie de moi, en provenance d’un autre espace. »

Le massage comme vecteur pour une autre écoute de soi. Le massage pour sortir de son extimité. Pour aller vers qui l’on est…

©-Bruno Deck, masseur tantrique, Matanoma • 2023 • ©Photos Hélène Toulet

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